Franc-Maçonnerie, politique et Société.
En rédigeant L'Homme debout, la République pour un nouvel humanisme, une préoccupation me revenait comme un leitmotiv lancinant : que doit faire un franc-maçon dans cette société qui marche sur la tête ?
"Améliorer à la fois l'Homme et la société."
"Travailler à l'amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l'Humanité".
Tels sont les devoirs du franc-maçon, telles sont les obligations qu'il contracte en étant reçu au Grand Orient de France. La feuille de route est claire. Il a devant lui un chemin qui conjugue deux démarches : le cheminement initiatique intime et l'engagement citoyen.
En ce sens, la franc-maçonnerie du Grand Orient de France "fait de la politique". Politique non pas "politicienne", mais au sens de la "polis" grecque, celle qui se conçoit comme la gestion des affaires de la Cité, comme la réunion des conditions politiques et morales qui permettent à la communauté humaine de vivre en harmonie.
Certes, mais comment faire ?
D'abord la démarche initiatique...
Le Grand Orient de France est une obédience qui a construit son identité sur la démarche initiée par les "Moderns", les francs-maçons anglais qui fondèrent la première obédience à Londres "La Grande Loge de Londres et de Westminster", à ne surtout pas confondre avec l'actuelle Grande Loge Unie d'Angleterre. Ces maçons s'exilèrent pour des raisons politiques et essaimèrent en France et en Europe à partir de 1728.
Aujourd'hui, la richesse du Grand Orient de France et, en tout état de cause, sa force tient dans la pratique de plusieurs rites dont l'histoire pluricentenaire lui a assuré la légitimité historique des pratiques.
Ces démarches permettent aux profanes d'accomplir un cheminement dans la double perspective de la franc-maçonnerie libérale, c'est-à-dire construire son temple intérieur et travailler à la construction du temple extérieur, la société, simultanément. Loin de se confiner dans l'étude des symboles et de l'ésotérisme, les maçons du GODF ont tout le loisir d'enrichir leur propre progression par les réflexions que leur inspirent les évènements de la société profane, comme autant d'exemples à partir desquels penser, imaginer, élaborer les conditions nécessaires au progrès social et à l'émancipation humaine, à commencer par la sienne.
... Pour mieux appréhender la société.
Cette double démarche les conduit à chercher à comprendre, donc à analyser l'état de la société.
Sur le plan international, où l'on constate la montée des extrêmes droites, l'impact des populismes sur les choix électoraux, la gestion scandaleuse du dossier des migrants, la force submergeante du numérique avec, par exemple, l'exploitation des big data de Facebook par Cambridge Analytica dans les campagnes politiques (notamment américaine), la situation politique italienne, le pillage des ressources naturelles et le mépris du respect de la planète, une déréglementation généralisée des échanges. Et surtout, on assiste à la démission des élites devant le recul notoire des droits de l'Homme et particulièrement de l'égalité entre les femmes et les hommes.
Sur le plan national, où l'on constate la forte dégradation des corps intermédiaires, politiques et syndicaux ; où l'on relève une grande vacuité dans les milieux intellectuels ; où l'on déplore un état général de délitement des conditions de la vie citoyenne. Et comme toujours en pareil cas, lorsque la société n'est plus en état de se réguler, la violence fait place à l'ordre républicain. L'irruption des black-Blocks, qui ne sont en fait qu'une résurgence des autonomes des années 90, en constitue un exemple édifiant.
Les éléments de ce triste constat sont le fruit certes de la vie politique et sociale hexagonale mais sont aussi les déclinaisons nationales de la situation internationale. On n'imagine plus que ses effets puissent être "bloquées" à nos frontières à la manière du nuage de Tchernobyl.
Le danger immédiat est la mise en cause de plus en plus forte des principes même de la République. On la constate avec l'incompréhension par nos concitoyens de la différence entre liberté absolue de conscience et liberté religieuse, avec la conception de plus en plus floutée chez les élus de la séparation entre les affaires publiques et le fait religieux, entre le sens du service public (l'Intérêt Général) et le service au public (la satisfaction des intérêts particuliers des individus qui le compose).
Cette remise en cause qui passe par les revendications identitaires, différentialistes, essentialistes, est le résultat d'un lent travail de sape de l'universalisme républicain, bien analysé par la philosophe Juliette Grange (les néo-conservateurs) et dont la presse décrit les diverses formes (ici, ici).
Des réponses complètement inadéquates.
Devant ces constats, les réponses apportées par les politiques nationales traduisent les errements des gouvernements. Le débat politique citoyen a été transformé en échange d'arguments techniques, produit par plusieurs générations de technocrates pratiquement tous issus des mêmes formations et utilisant surtout le même logiciel de pensée. Ce qui se traduit aujourd'hui par les choix contestables des leaders politiques, par les impasses vers lesquelles les logiques politiques du libéralisme précipitent. A force de faire la politique sans les peuples on finit par la faire contre eux.
D'autant que monte en puissance une extrême droite soi-disant débarrassée de ses oripeaux et "régénérée" par le retour prochain de l'héritière, au prix pense-t-elle d'une légère amputation patronymique. Une extrême droite susceptible de rassembler autour des objectifs qu'elle a su patiemment insuffler et rendre crédibles dans la société. Souvenons-nous du processus que nous dénoncions dit de "lepénisation des esprits".
De sorte que l'engagement des francs-maçons dans la vie citoyenne redevient une ardente obligation.
A la condition d'éviter une lourde erreur...
Ce serait le cas s'ils pensaient pouvoir se substituer aux corps intermédiaires. Ils auraient tout à y perdre, particulièrement le recul nécessaire à la compréhension des processus sociétaux en cours.
Ils pourraient s'y sentir poussés par cette grande vacuité de l'activité intellectuelle, perdue en vaines polémiques ou rangée derrière les néoconservateurs. En effet, aujourd'hui, face à la réalité politique et sociale du monde, où sont nos intellectuels progressistes ? Quelles traces trouve-t-on des réflexions des philosophes contemporains ?
La vertu de la Franc-Maçonnerie est d'embrasser dans chacune des problématiques qu'elle aborde, la dimension de la totalité de l'Homme, son universalité. C'est ainsi qu'elle peut réussir à éclairer les consciences en faisant partager aux êtres humains les vérités acquises en loges. Les francs-maçons savent qu'il n'y a néanmoins de vérité que dans la recherche de la vérité. Cette caractéristique du travail maçonnique imprime à leurs réflexions l'obligation de rechercher, toujours, ce qui se cache derrière les apparences. Rien n'est moins permanent qu'un objet de recherche. L'être est toujours au delà du paraître.
... et de permettre l'éclosion de la "Maçonnerie 3.0".
Mais si l'engagement au service de la société est la force de la franc-maçonnerie libérale, il pourrait être aussi sa faiblesse. Particulièrement si elle passait à coté de l'objectif de préparer la société de demain. Ce défi ne peut être relevé qu'en imaginant également la Maçonnerie de demain, "la Maçonnerie 3.0".
Au seuil du quatrième siècle de son histoire, elle sait qu'elle doit imaginer, trouver la méthode, les contenus et les mots pour réussir la transmission aux générations futures. Là, la maçonnerie libérale adogmatique ne peut se permettre l'échec.
C'est un travail essentiellement intergénérationnel. Deux conditions semblent nécessaires :
ne rien accepter sans comprendre le sens et l'objectif poursuivi par les différents aspects des rituels (c'est la limite de la notion de "mystère" en Maçonnerie), ce qui confère aux Surveillants une tâche d'explication considérable,
utiliser les nouveaux canaux de communication pour ce qu'ils sont : les moyens usuels utilisés par les jeunes générations.
Le GODF a mis en place un pôle jeunesse dont les travaux sont remarquables. Il faudra que toutes les loges s'en saisissent. Mais il faudra, là aussi, savoir privilégier l'Intérêt Général sur les intérêts particuliers auxquels peut conduire la conception erronée du "jeunisme".
L'heure du repos n'est donc pas arrivée.
Gérard Contremoulin.
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