Saint-Exupéry à Cadet : du "je" au "tu" ?
Depuis trente ans, je croise une citation attribuée à Antoine de Saint-Exupéry, inscrite au bas de l'escalier de l'Hôtel Cadet :
"Si tu diffères de moi, frère, loin de me léser, tu m'enrichis".
Par la place où elle est située, elle fait figure de référence proposée, rappelée à tous les visiteurs.
Mais cette belle maxime, tant citée dans nos planches, tant prise à témoin pour expliquer la démarche maçonnique, constitue une énigme. Où la retrouve-t-on dans l'oeuvre de l'auteur ? Ici, nulle trace sous le texte que le seul nom de l'auteur, au demeurant profane (Saint-Exupéry n'a jamais été franc-maçon).
Fausse alors ?
Difficile à dire car on retrouve cette formulation dans nombre de sujet de dissertation de philosophie. On trouvera même des attributions d'origines dans deux autres oeuvres. Une fois dans La Citadelle, une autre fois dans Pilote de Guerre. Mais sans jamais pouvoir les lire !
Tronquée ?
On lira, par contre, une autre formulation dans "Lettre à un otage", que l'on trouvera également citée dans des devoirs de philo.
Voici ce texte, chapitre VI :
.../... Au dessus de mes mots maladroits, au dessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l'Homme. Tu honores en moi l'ambassadeur de croyances, de coutumes, d'amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente. Tu m'interroges comme l'on interroge le visiteur.
Moi qui éprouve, comme chacun, le besoin d'être reconnu, je me sens pur en toi et vais à toi. J'ai besoin d'aller là où je suis pur. Ce ne sont point mes formules ni mes démarches qui t'ont jamais instruit sur qui je suis. C'est l'acceptation de qui je suis qui t'a fait, au besoin, indulgent à ces démarches comme à ces formules. .../...
De ces deux formulations, quelle est la bonne ?
Telle est l'énigme.
Pourquoi les Frères, qui ont eu l'idée de cette inscription, l'auraient-ils tronquée ? Qu'avaient-ils l'intention de nous proposer ? Il semble que cela remonte à l'époque de la reconstruction de l'immeuble de façade de la rue Cadet, dans les années 60...
Le Conseil de l'Ordre avait confié la responsabilité de conduire cette opération au Frère André Legrand. Ce Frère fut à plusieurs reprises membre du Conseil de l'Ordre où il occupa même la fonction de Grand-Maître Adjoint. On lui reconnaissait un esprit de rigueur et le sens du détail.
Cette différence n'est pas neutre.
Ce passage du "Je" du texte d'origine au "Tu" de la citation gravée inverse la démarche, ce qui ne laissarait aucun psychanalyste insensible.
Une brève incursion dans la démarche de la hiérarchie des devoirs nous amènerait vers cet engagement du Maçon, non d'être à l'écoute, disponible pour recevoir ce que l'on va vous donner mais, à l'inverse, être à l'écoute pour s'obliger à être toujours attentif à ce que l'on peut donner sur la base de l'enrichissement de l'autre par la mise à disposition de ses propres savoirs !
Et comme le rappelait souvent notre regretté Frère Charles Porset : "Ici tout est symbole" !
En écho, un frère, espiègle, salarié de notre maison d'édition (EDIMAF), avait inscrit ce complèment :
"Si tu omets de me payer, mon Frère, loin de m'enrichir, tu me lèses !"
Et il avait signé "Eddy Maf".
Ce qui, évidemment là, ne pouvait s'inscrire que dans ce sens !
Gérard Contremoulin
PS : Je remercie Pierre Mollier, directeur des archives du Grand Orient de France, pour les précisions et anecdotes historiques qui étayent cet article.
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